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Mercantile déconstruction

Flatteurs murmures de l’appât du chiffre au poisson créatif
10 mai 2025 par
Mercantile déconstruction
Tharos
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Notre monde partage beaucoup de lui, et notamment de sa création, de manière digitalisée, sur des plateformes. C'est simple : il suffit d'ouvrir un réseau pour être inondé·e de contenus en tous genres - peintures, poèmes, dessins, romans, vidéos, essais... Pour peu que l'on accepte de prendre le temps de chercher un peu, au-delà de ce que nous recommandent presque par défaut nos algorithmes et bulles de filtres, on peut tout trouver.

L'offre est si vaste, à vrai dire, que c'en est vertigineux. Chaque minute, des centaines d'heures de vidéo sont téléchargées sur YouTube. Des millions de mots sont échangés sur la toile. On regarde, on partage parfois, mais on consomme surtout. Et pour être consommé·e, en tant qu'artiste (même si je n'ai pas la prétention de me ranger sous ce terme) on doit pouvoir se glisser pour atteindre la surface de cet océan de contenus.

Pour y parvenir, plusieurs moyens s'offrent à nous, qui se découpent en plusieurs étapes. Le choix de la plateforme en est un, quand bien même pour chaque type de création un ensemble d'habitudes s'est formée parmi le spectorat. Ce qui compte peut-être le plus, c'est la manière dont on s'insère sur la plateforme - comment on se démarque sans être en rupture. Faire une miniature qui soit dans la veine de ce qui existe ailleurs, sans donner la sensation d'être une pâle copie des centaines d'autres vidéos qui inondent un flux parmi lequel le choix de regarder cette vidéo ci plutôt que celle-là se fait en quelques fractions de seconde : rendre vendeur ce que l'on donne - promettre avant d'offrir.

Si l'on promet trop et que l'on ne distribue pas, la sanction est immédiate ; et si l'on promet trop peu alors que l'on donne, personne ne regardera. Pris au milieu de cette étrange dualité, la création réfléchit comment exister : pour être consommée, elle doit être un contenu. C'est-à-dire quelque chose qui se trouve dans un contenant (l'emballage qui donne envie) qui lui-même est une proposition au sein d'une plateforme. En fait, même pour qui n'a rien à vendre, iel doit penser comme si : faire le jeu de la plateforme pour être sélectionné·e.

Sauf que. Ce raisonnement est fallacieux, car ses prémisses sont infondés. Pourquoi aurait-on forcément besoin d'être vu·e ? Une bonne part des interactions avec le public ne se fait que par un noyau solide - quelques membres de communauté qui suivront tout avec la plus grande des attentions, et ce que l'on ait dix ou mille personnes qui nous suivent. Massifier le rapport ne donne que des chiffres, et n'offre ni bonheur, ni interaction - ce qu'est pourtant la création, un processus d'expérimentation du devenir soi, parfois prolongé d'une communion avec autre que soi par l'intermédiaire de ce qui a été créé.

Car le problème de fond, c'est que ce n'est pas qu'une question d'habillage, de décorum - c'est aussi une question de ce qui est à l'intérieur : de contenu. Pour toucher plus large, il faut être plus générique, consensuel·le. Ce ne sera pas le cas pour tou·te·s, mais dans mon cas, ce serait un véritable travail de conformation (et en quelque sorte une perversion de ce que je fais) que de chercher à parler à un plus grand nombre. Ce serait nier des réalités internes, intimes et personnelles qui m'accompagnent au quotidien pour un peu de reconnaissance sur le moment, qui se traduirait possiblement en chiffres mais pas pour autant en substantiels échanges.

En conséquence et connaissance de cause, personnellement, je souhaite prendre ce tournant : arrêter de penser la création comme contenu. En faisant cela, j'accepte que ma visibilité en sera moindre ; je me rends moins accessible, mais ce en l'échange d'une création plus authentique, et donc bien plus pourvue de sens. Ces questionnements ont hanté mes pas plusieurs mois durant - avec l'écriture de mon livre, je me suis beaucoup interrogé sur le degré auquel je devais accepter des potentielles modifications d'un·e éditeur·ice, déconstruire mon langage au style si singulier pour le rendre plus engageant, forcer des messages à chaque paragraphe pour remplir une exigence de sens qui ne me parle guère.

J'ai conduit des relectures, et une part non-négligeable de celles-ci m'avaient laissé à penser que je devais radicalement trancher et réécrire dans mon livre - si c'est tout de même ce que je fais, je ne le fais pas obligatoirement sur tous les points qui m'ont été signalés. Je dois conserver une forme d'hermétisme dans ce livre - non par élitisme, mais parce que cela sert le propos du livre, et incarne ce qui en fait quelque chose de singulier. En m'engageant dans cette voie, je renonce à beaucoup : pas de maison d'édition, et une quasi-certitude que mon livre ne sera pas lu. Est-ce pour autant une perte ? Je ne pense pas. Proposer le livre sous une autre forme m'aurait coûté bien plus que je ne peux l'imaginer (alors que simplement m'y projeter après les relectures m'avait déjà été insupportable) et n'aurait été ni authentique, ni honnête. Et surtout, je n'aurais pas vécu la même expérience transformatrice que ce parcours m'a fait vivre - et il appartiendra à un éventuel lectorat que de s'emparer de la suite.

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